TJ Paris, 30 oct. 2024, 13e ch., correctionnelle
Ndlr : Extrait de la décision largement publié dans le journal Le Monde du 1er nov. 2024 après dépêche de l’AFP.
Le 30 octobre 2024, deux prévenus comparaissaient devant la 13e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris pour des faits de prise illégale d’intérêts. Tous deux fonctionnaires, les faits auraient été commis dans le cadre de leurs fonctions d’instruction des demandes de logement social formulées par des agents publics auprès de la préfecture d’Île-de-France.
Précisément, le premier prévenu était mis en cause pour avoir modifié l’indice de priorité de sa propre demande de logement social. Le second, pour avoir traité et attribué ledit logement social, notamment, en sélectionnant d’autres candidats insusceptibles de se voir attribuer le logement.
Tout en admettant la matérialité des faits, le tribunal prononce pourtant la relaxe. Il s’agira de revenir brièvement sur le délit de prise illégale d’intérêts (I) avant de comprendre le raisonnement fondant la décision (II).
Le délit de prise illégale d’intérêts
L’article 432-12 du Code pénal incrimine le fait, pour une personne chargée d’une mission de service public, de bénéficier d’un intérêt compromettant son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans le cadre de la réalisation d’une opération qu’il est chargé d’assurer.
Art. 432-12 C.pén. : « Le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement (…)»
L’infraction nécessite d’abord la satisfaction d’une condition préalable ayant trait à la qualité de l’auteur. Celui-ci doit exercer une fonction publique ou a minima être chargé d’une mission de service public. Il pourra en ce sens s’agir d’une pluralité d’acteurs, à titre d’exemples : d’un maire {1}, d’un membre d’une assemblée délibérante {2} ou encore d’un président de conseil général {3}. Dans le cas d’espèce, il peut aussi s’agir d’un fonctionnaire territorial, ainsi qu’a déjà pu le considérer la Cour de cassation {4}.
Concernant la matérialité de l’infraction. L’agent public doit avoir « la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement » de l’opération litigieuse. La jurisprudence retient une définition large de ces éléments{5}. La définition semble englober sans difficulté l’opération de traitement d’une demande personnelle de l’agent public{6}.
Surtout, l’agent public doit avoir bénéficié, dans le cadre de ladite opération, d’un intérêt quelconque quant à sa forme - sous réserve que ce dernier soit de nature à le compromettre. La jurisprudence entend ici encore assez largement la notion. À ce titre, l’intérêt n’est pas nécessairement financier ou pécuniaire. Il doit s’agir d’une prise d’un « intérêt matériel ou moral, direct ou indirect » {7}
En l’espèce, la matérialité des faits n’a opposé aucune difficulté. C’est sur la question de l’intentionnalité que s’est noué le débat.
Un délit intentionnel ?
Le tribunal correctionnel considère qu’"Étant relevé que la prévenue n'a pas fait d'études supérieures en droit, ni n'a exercé des emplois qui conduisent à développer ou confirmer des compétences en droit - tels que la profession d'avocat pénaliste ou de ministre de la Justice (...) mais est fonctionnaire de catégorie C récemment arrivée dans ce service, le tribunal juge que l'élément intentionnel n'est plus caractérisé".
Notons que la Cour de cassation, de manière constante, considérait que l’intentionnalité du délit de prise illégale d’intérêts était caractérisée par le simple fait que l’auteur ait accompli sciemment les actes matériels constitutifs du délit{8}.
{ Citation : TGI Grasse, 17 déc. 1997 n°974023 « Le législateur pénal a entendu établir une règle de prohibition destinée à justifier l'objectivité et à assurer la transparence dans la question des affaires publiques sans que […] l'immixtion de considérations d'ordre privé dans la conduite de la gestion communale implique nécessairement la preuve d'une intention frauduleuse caractérisée » }
Pourtant, la Cour de justice de la République (CJR) par un arrêt du 29 novembre 2023 relaxait l’ancien ministre Éric Dupont-Moretti poursuivi pour le délit de prise illégale d’intérêts par une motivation radicalement différente de la jurisprudence antérieure (précitée).
En effet, alors que les réquisitions du procureur général tendaient à une application classique de la jurisprudence constante de la Cour de cassation (déduisant l’intention coupable de la seule commission volontaire des actes matériels du délit), les juges de la CJR en décidaient autrement. Ces derniers considéraient qu’en l’espèce la « conscience suffisante qu’il pouvait avoir [le prévenu] de s’exposer à la commission d’une prise illégale d’intérêts » n'était pas établie.
Cette jurisprudence avait été abondamment commentée – et critiquée{9}.
Le jugement de la 13e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris du 30 octobre 2024 est une première illustration des conséquences de la nouvelle interprétation donnée par la CJR du délit de prise illégale d’intérêts. Une telle position évoque une question : quelle est l’autorité de la jurisprudence de la CJR sur celle de la Cour de cassation ? Des auteurs pointaient une « indéniable et véritable erreur juridique » dans le raisonnement de la Cour de justice de la République. Pour autant, peut-on admettre que, pour un même texte, un citoyen accuse d’une interprétation plus dure qu’un ministre ? Sans doute, la Cour de cassation aura à nouveau l’occasion de se prononcer sur la question. En attendant, on s’amusera de la motivation donnée par le tribunal correctionnel de Paris.
"Étant relevé que la prévenue n'a pas fait d'études supérieures en droit, ni n'a exercé des emplois qui conduisent à développer ou confirmer des compétences en droit - tels que la profession d'avocat pénaliste ou de ministre de la Justice."
Léo PEDRO.
{1} Cass., Crim. 5 déc. 2012, no 12-80.032, D. 2015. 2375 ; AJ pénal 2016. 148, obs. J.-B. Perrier
{2} Cass., Crim. 10 avr. 2002, no 01-84.286 , D. 2003. 246, obs. M. Segonds
{3} Cass., Crim. 18 oct. 2000, no 99-88.139
{4} Cass., Crim. 11 févr. 2009, no 08-85.976
{5} Par exemple : « la participation d'un conseiller d'une collectivité territoriale à un organe délibérant de celle-ci, lorsque la délibération porte sur une affaire dans laquelle il a un intérêt, vaut surveillance ou administration de l'opération au sens de l'article 432-12 du Code pénal » in Cass., Crim. 19 mai 1999, no 98-80.726.
{6} Encyclopédie des collectivités locales, chapitre 7 (folio n°10250) « Agents publics territoriaux : prévention des conflits d'intérêts », Section 2, §1, B, pt. 70. Samuel Dyens.
{7} Cass., Crim. 5 nov. 1998, no 97-80.419
{8} Principe: Crim. 28 mai 1957, Bull. crim. no 447. – Crim. 9 févr. 2005, no 03-85.697. – Cass., Crim, 21 nov. 2001, n°00-87.532.
{9} V. N. Catelan « Élément moral de la prise illégal d’intérêts : Wittgenstein, le non-sens et la CJR », La Gazette du Palais n°12 p. 65, 2 avril 2024, n° GPL461h6 ; M. Segonds « Cour de justice de la République - Le déni d'une intention par l'arrêt du 29 novembre 2023 de la CJR ou l'art de noyer l'intention - Libres propos », La Semaine Juridique Edition Générale n° 06, 12 février 2024, act. 182.
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