« L’opinion publique ? Chassez-la, cette intruse, cette prostituée qui tire le juge par la manche ! », s’indignait Vincent de Moro-Giafferi[1]. Cette opinion publique fait encore parler d’elle aujourd’hui, préjugeant quasi systématiquement les affaires médiatisées.
Avant de nous pencher sur ce phénomène, quelques mots sur la présomption d’innocence.
Fondements juridiques - La présomption d’innocence est d’abord un héritage que la Révolution française nous a légué. Elle est ce garde-fou contre l’arbitraire du juge, garantie essentielle pour les justiciables dans un Etat de droit[2]. Ce principe trouve son fondement dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[3] de 1789, dont l’article 9 énonce que « Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ». La Constitution française de 1958 a ensuite fait sien ce principe, lui donnant alors une valeur constitutionnelle[4].
« Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable »
De plus, la présomption d’innocence est chérie des textes internationaux et européens : la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits civiques et politiques, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (plus connue sous le nom de CEDH), ne sont que la preuve d’un attachement fort à ce principe.
Droit interne - Aujourd’hui en France, le principe de la présomption d’innocence trouve principalement son application dans le cadre de la procédure pénale[5] : le Ministère Public[6] doit apporter la preuve des accusations qu’il avance. Juridiquement, une présomption[7] permet d’établir une vérité provisoire, qui peut être contredite. Ainsi le Code de procédure pénale contient-il un article préliminaire[8] posant les grands principes régissant cette matière, et dispose en outre que « Toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n'a pas été établie. Les atteintes à la présomption d'innocence sont prévenues, réparées et réprimées dans les conditions prévues par la loi. ».
L’article 9-1 du Code civil offre également une assise à la présomption d’innocence en disposant que « Chacun a droit au respect de la présomption d'innocence. ». De fait, si une personne est présentée publiquement comme coupable avant toute condamnation, le juge peut ordonner toutes les mesures utiles pour faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence – et les frais engendrés à ce titre sont à la charge du responsable de cette atteinte.
Bien que prônée par le droit, la présomption d’innocence peine à trouver sa place dans les mentalités actuelles.
Ce principe est sûrement l'un des plus beaux apports que la philosophie des Lumières ait pu nous offrir. Il est venu marquer une rupture avec la pratique de l'Ancien Régime où autrefois l'accusé était présumé coupable.
Bien que prônée par le droit, la présomption d’innocence peine à trouver sa place dans les mentalités actuelles
Enjeux - Aujourd'hui ce principe, bien que chéri au regard de la place qu'il occupe au sein de notre droit, semble être mis à mal.
En effet, la seconde moitié du XXème siècle a vu naitre un développement exponentiel des moyens de communication, ce qui a conduit le droit à étendre le principe de la présomption d’innocence au-delà de la relation accusé / juge, mais aussi pour protéger ces mis en cause face à l’opinion publique. Cependant, la liberté d’expression et de communication[9] peuvent entrer en conflit avec le principe de présomption d’innocence. De fait, les liens entre ce principe et l’opinion publique peuvent s’avérer délicats.
L’opinion publique n’est-elle pas devenue aujourd’hui le fossoyeur de notre présomption d’innocence ?
À la suite de l'affaire « #BalanceTonPorc »[10], de nombreuses personnalités ont été mises en cause dont le célèbre producteur Harvey Weinstein, qui a fait l'objet de nombreuses accusations d’agressions sexuelles. Cette affaire a suscité un déferlement sur les réseaux sociaux. De nombreux internautes se sont par la suite adonnés à ce mouvement et ont contribué à sa prise d'ampleur. Si cet évènement a été une étincelle dans la prise de conscience des violences et des actes outrageants faits aux femmes chaque année, il n'en demeure pas moins que celui-ci recèle une part d'ombre : le déclin de nos principes juridiques fondamentaux, tel que la présomption d'innocence, aujourd'hui mise à mal par l'accélération de la diffusion des informations.
L'affaire Weinstein est sans doute l'illustration la plus récente de ce déclin. En effet, à la suite des diverses accusations dont il a pu faire l'objet, l’opinion s'en est donnée à cœur joie pour dénoncer les prétendus méfaits de cet homme, en le déclarant coupable alors même que sa culpabilité n'a pas été légalement établie.
Si cet évènement a été une étincelle dans la prise de conscience des violences et des actes outrageants faits aux femmes chaque année, il n'en demeure pas moins que celui-ci recèle une part d'ombre
Cette affaire n'est finalement pas nouvelle, elle n'est qu'une répétition d'un travers déjà connu de notre société. En effet, cet acharnement au mépris de notre présomption d'innocence a pu déjà être constaté dans l'affaire Dominique Strauss-Kahn. Tout au long de la procédure judiciaire, Dominique Strauss-Kahn était désigné comme un coupable et jamais comme un potentiel innocent. Il a finalement été relaxé le 12 juin 2015 par le tribunal correctionnel de Lille.
L’appropriation récurrente par l’opinion publique de ces évènements très médiatisés inquiète en deux points.
Premièrement, cette situation tend à l'installation progressive d'un nouveau tribunal, celui des réseaux sociaux. Ces réseaux s’accaparent aujourd'hui quelques fonctions de notre procédure pénale : ils poursuivent, en divulguant des informations, et ils jugent, en déclarant coupables des hommes sans preuve. La justice au sein d'un prétoire s'exerce aujourd'hui sur Twitter.
Or, les réseaux sociaux ne sont pas légitimes à s’accaparer une prérogative telle que le jugement. Ce pouvoir est étatique et ne peut être concédé et, s’il en est abusé, peut mettre en péril la vie d’un homme. C'est pourquoi cette fonction ne peut revenir de plein droit qu’à la seule institution judiciaire. La confiscation de ce pouvoir de juger par l'opinion publique est d'autant plus inquiétante qu'elle n'est entourée d'aucune garantie quant aux droits de la défense. En effet, les personnes mises en cause ne bénéficient pas d’un droit de réponse face aux allégations faites par ces juges auto-proclamés.
La justice au sein d'un prétoire s'exerce aujourd'hui sur Twitter
Deuxièmement, et c'est finalement la conséquence de la première observation, la fonction du droit se voit aujourd'hui frappée en plein cœur. L'affaire Weinstein ne fait qu’illustrer le décalage entre l'opinion publique et le droit. En effet, le droit est d'une certaine façon guidé par la prudence et le doute, la présomption d’innocence en est une illustration. Finalement, protéger l'éventuelle innocence d'une personne revient à se garder de tout jugement hâtif, et donc à prendre de la distance, du recul sur un fait donné. Malheureusement, notre époque se veut de plus en plus instantanée, immédiate. Avec le développement des réseaux sociaux, chacun peut poster ou réagir instantanément. Cette instantanéité semble aujourd'hui se heurter de plein fouet à la prudence qu’impose le droit.
Cela explique qu'un grand nombre de personnes jugent dérisoires certains principes fondamentaux, tel que la présomption d'innocence. En effet, défendre ce principe revient pour de nombreuses personnes à défendre l'innocence de la personne suspectée voire, pour certains, à légitimer les actes les plus abjects. Or, défendre la présomption d'innocence ce n'est pas défendre une innocence mais une éventuelle innocence. Se mettre du côté la présomption d'innocence, c'est prendre le parti de la prudence. Or, le doute aujourd'hui n'a pas bonne presse et est davantage perçu comme une cause de suspicion plutôt que comme une preuve de raison.
Défendre la présomption d'innocence ce n'est pas défendre une innocence mais une éventuelle innocence
Cependant, précisons que défendre la présomption d’innocence ne revient pas à vouloir brider les opinions personnelles. Il est évident que chacun est libre de sa pensée et de croire coupable une personne mise en cause. Or, si cette pensée peut s’exprimer dans un cercle privé, le danger se présente quand elle est diffusée publiquement et sans réserve.
Si la présomption d’innocence doit être respectueuse de l’opinion de chacun, cette dernière devrait être à son tour respectueuse de notre droit.
Eva BAROUK & Pierre-François LASLIER
[1] Vincent de Moro-Giafferi, né le 6 juin 1878 et mort le 22 novembre 1956, était un avocat un homme politique
[2] « Situation résultant, pour une société, de sa soumission à un ordre juridique excluant l’anarchie et la justice privée » Vocabulaire juridique, Gérard Cornu
[3] La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen , proclamé le 26 août 1789, est un texte fondamental, issu de la Révolution française, qui énonce un certain nombre de droits individuels et les conditions de leur mise en oeuvre
[4] « Caractère de ce qui a la force propre des dispositions de la Constitution »Vocabulaire juridique, Gérard Cornu. Dans la hiérarchie des normes, théorisée par Hans Kelsen et qui donne une vision hiérarchique des normes juridiques au sein d’une société donnée, les dispositions ayant force propre de la Constitution sont considérées comme supérieures aux autres normes
[5] Ensemble des règles et des formes qui doivent être suivies et respectées pour la constatation et la poursuite des infractions pour l’établissement de preuves, et le jugement du délinquant à l’audience. La procédure pénale se décompose en quatre phases : l’enquête, les poursuites, l’instruction et le jugement
[6] « Devant les tribunaux judiciaires, corps hiérarchisé des magistrats chargés de représenter l’Etat devant les divers types de juridiction, qui comprend des éléments de chaque cour d’appel et chaque tribunal de grande instance et peut être représenté, devant le tribunal de police, par un commissaire de police, avec pour mission d’agir comme partie principale dans tous les procès répressifs, de déclencher l’action publique et de l’exercer » Vocabulaire juridique, Gérard Cornu
[7] « Conséquence que la loi ou le juge tire d’un fait connu à un fait inconnu dont l’existence est rendue vraisemblable par le premier, procédé technique qui entraîne, pour celui qui en bénéficie la dispense de prouver le fait inconnu » Vocabulaire
juridique, Gérard Cornu
[8] Introduit par la loi du 15 juin 2000, consacrant l’ensemble des principes directeurs de la procédure pénale
[9] « Principe en vertu duquel la communication au public est libre sous réserve du respect des droits d’autrui et autres intérêts fondamentaux (pluralisme, ordre public, bonnes moeurs, défense nationale) » Vocabulaire juridique, Gérard Cornu
[10] Hashtag qui s'est largement diffusé sur les réseaux sociaux en octobre 2017 pour dénoncer les agressions sexuelles et le harcèlement, plus particulièrement dans le milieu professionnel, à la suite d'accusations de cette nature portées contre le producteur américain Harvey Weinstein
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