Pouvez-vous décrire votre fonction en trois mots ?
Disponibilité, rigueur, et honnêteté. Honnêteté sous-entendant aussi la possibilité d’être dans le doute car des fois, on ne peut pas conclure et il faut savoir le dire.
Quelle est votre fonction actuelle ?
Je suis médecin chef d’un service de psychiatrie adulte à l’hôpital Laborit, hôpital psychiatrique de Poitiers. En parallèle, je réponds aux réquisitions d’expertises judiciaires.
Pourquoi avoir choisi de devenir expert ?
Tout est né d’une rencontre singulière avec une personne qui était devenue un ami très proche et qui se trouvait être le premier vice-président du TGI de Poitiers : Philippe DARRIEUX (décédé en 2016). C’était une personne qui m’honorait de son affection et de sa considération et que je considérais de manière réciproque comme une personne très bien, très professionnelle, très honnête. Il m’avait dit « on manque d’experts, vous devriez solliciter votre inscription sur la liste de la cour d’appel, on vous donnera quelques missions ». C’était l’époque où il y avait d’autres experts actifs sur la liste. J’ai dit oui parce que c’était honorant et que ça me permettait de me rapprocher de lui. Et puis de fil en aiguille, le nombre de missions a augmenté et mes missions se sont également diversifiées puisque j’ai également été juge assesseur pendant plusieurs années dans le cadre militaire[1].
Quel est votre parcours ?
Mon parcours est atypique : j’ai commencé par faire de la gynécologie obstétrique, qui ne me plaisait plus, du fait du contexte. Par la suite, je me suis intéressé à la médecine générale un peu originale puisque j’ai exercé la gériatrie pendant pas mal d’années au CHU, puis je suis passé à l’hôpital psychiatrique pour m’intéresser à la gérontologie psychiatrique. Ensuite, je me suis orienté vers l’addictologie notamment alcoolique. A l’époque, on ne parlait pas encore des soins pour les addictions en toxicomanie, au virtuel, au jeu… Et puis un jour, on m’a proposé de prendre une chefferie de service de psychiatrie générale, ce que j’ai accepté parce que je me disais que c’était une possibilité évolutive dans ma carrière. J’ai à ce moment-là suivi une formation en psychiatrie criminelle et médico-légale, ce qui m’a permis d’acquérir les bases à la fois de la psychiatrie et de l’expertise.
Y a-t-il une formation obligatoire à suivre pour devenir expert ?
Pour être nommé expert en France, rien n’est obligatoire en terme de formation, il faut faire preuve de son antériorité professionnelle supposant une compétence à la clé. C’est surtout l’aspect de l’expérience qui compte je crois pour être nommé expert. On ne va pas nommer un expert, quelle que puisse être sa quantité de diplômes, une personne de 30 ans. Il faut, et c’est logique dans l’esprit du magistrat, que l’expert ait une antériorité clinique qui puisse être utile à l’analyse de faits qui ne relèvent pas de l’ordinaire clinique d’une pratique hospitalière. Quand vous êtes médecin hospitalier, sauf dans des registres particuliers (centre spécialisé en addictologie, centre d’accueil des victimes ou des auteurs de méfaits sexuels par exemple), vous n’avez pas nécessairement l’expérience de la typologie traditionnelle des mis en cause, ni l’expérience professionnelle de mis en cause dans le registre des violences, des dysfonctionnements sociaux etc. En milieu hospitalier, on est plus sur un axe psychopathologique, psychiatrique, médical et pas dans l’analyse de comportements d’ordre social ou relevant de troubles de la personnalité, tout simplement parce que les personnes souffrant de troubles de la personnalité et les dimensions sociales ne consultent pas ou très peu. Il faut donc des années d’expérience derrière soi pour imaginer avoir un certain recul et une certaine projection dans les analyses de ces cas particuliers qui diffèrent de la clinique hospitalière habituelle.
Quel rapport entretenez-vous avec votre fonction ?
L’expertise est un rôle qui doit relever de la modestie, on n’affirme pas de vérité. Je souhaite une relative discrétion quant à mes fonctions car le rôle d’un expert doit être du registre de la modestie. On ne peut aucunement affirmer que l’on détient la vérité. On nous demande un avis que nous donnons et je considère en conséquence que nous n’avons pas à mettre en avant de manière ostentatoire nos compétences, l’ancienneté de notre expérience etc. Je souhaite donc rester relativement discret, ce qui ne veut pas dire secret.
Mais j’ai une expérience expertale très ancienne et nous sommes peu d’experts, j’ai donc une relative expérience dans ce que je fais, ce qui m’honore et quelque part me rend anxieux : il faut que je tienne la route par rapport à ce que l’on attend de moi.
J’ai beaucoup de travail. Cela tient à l’ancienneté de mon expérience, j’ose espérer à la qualité de mon travail et aussi au fait que nous soyons extrêmement peu nombreux. Les experts antérieurs à moi sur la liste des cours d’appel sont des personnes relativement âgées et les plus jeunes ont pour la plupart démissionné ou ne donnent fréquemment pas suite aux réquisitions ou ordonnances de commission dont ils font l’objet. J’ai donc beaucoup de travail, ce qui m’honore mais aussi me stresse car trop de travail nuit aussi au plaisir qu’on a à l’exercer. Je ne fais sincèrement que ça en plus de mes activités hospitalières.
Quelle est votre semaine / journée type ?
Classiquement, nous avons droit en tant que médecin hospitalier à 20% de notre temps consacré à des missions de service public, ce qui correspond à deux demi-journées hospitalières. En pratique j’en fais beaucoup plus parce que je travaille en dehors de mes horaires hospitaliers : très tôt le matin, à l’heure du déjeuner, le soir et le week-end. Ce n’est pas 20% équivalent temps plein d’activité expertale, mais aux alentours de 60 à 70% puisque je travaille au total 6 jours et demi par semaine. Je travaille souvent tard le soir, le samedi matin je vais en prison, et je dicte mes rapports d’expertise le samedi après-midi et le dimanche après-midi. Il me reste donc le dimanche matin pour ma vie privée.
Pouvez-vous rappeler la différence entre expert psychologue et expert psychiatre ?
Ces deux expertises sont très proches dans leur objet et s’éloignent par leurs conclusions. L’expertise psychologique tente de cerner un profil de personnalité et une éventuelle congruence entre ce profil de personnalité ainsi que la réalité et l’impaction des faits en cause. L’expertise psychiatrique a, me semble-t-il aux yeux de la justice, une dimension principalement conclusive et perspective de la dangerosité psychiatrique et criminologique. On attend de nous, non pas que nous cernions la personnalité mais plutôt que nous disions si la personne présente tel ou tel symptôme, c’est une pathologie mentale ou ça n’en est pas une, c’est un trouble de la personnalité ou ça n’en est pas un, si oui, est-il grave ou pas, auquel cas il n’y aurait pas d’impaction. Est-ce que le sujet est accessible à une sanction pénale, est-ce qu’il est capable d’en comprendre le sens cognitivement et psychiatriquement parlant, est-ce qu’il est réadaptable (question plutôt du registre social, c’est pourquoi certains experts refusent d’y répondre car on est plus tellement dans le registre médical ; pour autant me concernant, j’y réponds assez fréquemment parce que je considère qu’il faut savoir se mouiller aussi dans ses conclusions). Par exemple, quand il s’agit d’une pathologie psychopathique, antisociale, dyssociale, ce qui est finalement relativement similaire. Et même s’il ne s’agit pas d’un trouble psychiatrique, il est évident que la réadaptabilité et la dangerosité sociale sont suspectes d’une réelle importance. Il y a des différences sensibles, ce qui explique que les magistrats demandent parfois, dans des cas un peu particuliers, l’expertise double des mis en cause et parfois aussi des victimes, parfois même une expertise conjointe mais ce genre d’expertise concerne surtout le registre d’application des peines (à propos de leur l’aménagement). Lors de ces expertises, le psychologue et le psychiatre réalisent leur expertise en même temps. Mais dans le registre commun correctionnel ou de l’instruction, ce sont des expertises qui peuvent être doublées mais pas conjointes, chacun faisant la sienne. D’ailleurs on remarque que les psychologues font surtout les expertises des victimes et les psychiatres plutôt celles des mis en cause.
Quelle distinction faites-vous entre dangerosité psychiatrique et dangerosité criminologique ?
La dangerosité psychiatrique relève d’une pathologie mentale alors que la dangerosité criminologique n’en relève pas. Ce peut être un trouble de la personnalité ou une dimension dyssociale par exemple. Dans un cas, il y a une pathologie, dans l’autre pas forcément. Quand il y a dangerosité psychiatrique, il est très habituel qu’il y ait une altération voire une abolition du contrôle des actes et/ou du passage à l’acte, alors que dans le cas d’une dangerosité criminologique, il n’y a pas nécessairement, loin de là, une altération de la responsabilité pénale.
Quel est le cadre procédural de l’expertise ? Comment se déroule-t-elle ? Est-ce au cours de l’entretien que vous décelez des pathologies ?
Au niveau de la procédure, le magistrat nous pose des questions, théoriquement il n’est pas possible de sortir du cadre mais il y a une possibilité d’en sortir : « faire toute observation utile à la manifestation de la vérité ». Si vous pensez en tant qu’expert qu’il y a certains éléments qui doivent être avancés, pas nécessairement affirmés mais au moins avancés, vous pouvez les citer. Nous n’avons pas le droit de dire que la personne est « coupable » puisque nous ne sommes ni magistrat ni juré mais dire si la personne est authentique ou crédible, oui.
Je suis assez psychorigide, j’ai un entretien assez stéréotypé : j’expose comme je dois le faire mes missions, le contenu de l’expertise et son déroulé, puis je commence par des questions banales sur les antécédents, médicaux, judiciaires, sur l’existence de psycho traumatismes de la biographie, psycho traumatismes en tant que victime directe ou en tant que témoin ou victime indirecte. Puis, je parle de la vie familiale, professionnelle, sexuelle, et puis le déroulé est relativement libre. Je demande aux gens de se décrire : parler d’eux-mêmes, quelles sont leurs occupations, leur vie ordinaire, leurs relations sociales, comment ils s’estiment, quelles sont leurs qualités, leurs défauts (sans forcément que ce soit des qualités ou des défauts), comment ils s’imaginent, est-ce qu’ils sont contents de leur vie, est-ce qu’ils sont sensibles au regard d’autrui ou pas, quelle image globale ils ont d’eux-mêmes.
Après, je passe à l’analyse des faits, analyse étayée par les documents indispensables qui me sont transmis par les juges ou les officiers de police judiciaire (les PV de synthèse, les auditions des témoins, plaignants, et mis en cause, et pour les magistrats, les contradictoires). Les gens me racontent ce qu’ils veulent et après, je les interpelle en fonction des éléments qui m’ont été produits. Ce qui amène parfois à des constats d’ambivalence, de déni affabulatoire ou au contraire de reconnaissance objective et sincère des choses.
L’analyse des ressentis sur laquelle je conclus est essentielle : qu’est-ce que les gens ressentent par rapport à ce qu’ils ont fait, par rapport à la victime, par rapport à eux-mêmes, par rapport à la société, par rapport à l’avenir de la victime et à leur propre avenir, est-ce qu’ils s’imaginent que ça puisse avoir une dimension autre qu’ego-centrée (du style j’ai perdu ma femme, mon chien, ma maison, … ou est-ce que ça me remet en cause, je veux travailler sur moi-même, j’ai commencé à le faire, …). Ça ne peut pas être des réponses dirigées, il faut que la personne soit libre dans ce qu’elle raconte, c’est au travers de cette liberté qu’on retrouve de la sincérité ou pas.
Au final, je fais une synthèse constative en regroupant par thème ce qui me semble important : les addictions, le niveau intellectuel, la dimension d’impersonnalité, la typologie sexuelle, la vie sociale, est-ce que c’est quelqu’un qui est dans le retrait ou au contraire dans l’expression explosive, est-ce que c’est quelqu’un qui a de l’empathie, est-ce que c’est quelqu’un qui ressent de la culpabilité, ou alors qui estime que c’est le plaignant qui est coupable, etc.
Est-ce que les psychiatres experts effectuent des tests à la manière des psychologues pour déceler des pathologies mentales ou est-ce que vous le voyez simplement dans le discours des sujets ?
Je ne fais pas de tests mais cela m’appartient. Certains experts font des tests même si ces derniers sont surtout le fait des psychologues. Ce sont des tests de personnalité, des tests pour apprécier le niveau dépressif, le niveau anxieux, le niveau de socialisation etc. Personnellement, je ne fais pas de test car je ne sais pas trop les faire, c’est un travail de psychologue aguerri, mais aussi, parce que je me fie plus, mais c’est peut-être parce que j’appartiens à une vieille école, au subjectif de ce que je ressens, de ce que je peux analyser, qu’à des tests qui certes sont très intéressants mais qui parfois sont un peu trop contraignants : parce que vous avez trouvé une personnalité de type psychotique à un test de Rorschach, vous ne pouvez pas vous empêcher d’imaginer cliniquement qu’il puisse y avoir cette dimension psychotique. Sans en nier l’intérêt, je pense que c’est plutôt la clinique qui me semble plus productive, le test me semblant là pour appuyer la clinique et pas l’inverse.
Quand vous êtes amené à effectuer l’expertise d’une victime, vous donne-t-on une liste de questions comme pour les mis en cause ?
Il y a des questions qui sont spécifiques, la principale question, qui me semble intéresser le magistrat, est : la victime est-elle crédible ? Quelle est l’impaction des faits qu’elle dénonce sur son statut actuel et son avenir psychologique ? Le reste constitue, me semble-t-il, des questions assez subsidiaires.
Faites-vous beaucoup d’expertises de victimes ? Quel pourcentage de votre activité représentent-elles ?
J’en ai fait beaucoup autrefois mais je dois vous avouer que j’ai du mal à contre-transférer. La plupart des faits pour lesquels je suis délégué sont des faits de nature sexuelle et très sincèrement, c’est épouvantable à gérer. J’ai donc exprimé que, sauf cas particulier (absence d’expert, urgence du rendu, …), je préférais expertiser des auteurs. C’est plus facile de refouler ses émotions. Quand vous voyez une petite jeune fille qui vous explique qu’elle a été incestuée de manière répétitive et de façon absolument odieuse par un père, c'est insupportable. La première ça passe mais au bout de la quatrième ou cinquième expertise dans la semaine, vous êtes épuisé. En plus, je n’ai pas de compétence en pédopsychiatrie et je refuse donc toutes les expertises ayant trait à des mineurs de 15 ans.
Comment les victimes viennent-elles à vous ?
Il peut y avoir des expertises demandées par les Conseils dans une expertise de réparation au civil, auquel cas, on nous demande d’évaluer les différents postes de souffrance endurée, et les différents postes d’invalidité temporaire, partielle et permanente. Ce peut être aussi dans le cadre du tribunal administratif, ou encore dans le cadre du pénal quand le magistrat souhaite avoir une pré-évaluation des dommages subis. On n’est pas dans une expertise spécifique de réparation de dommage corporel mais dans une sorte de pré-évaluation des souffrances, ce qui permet d’octroyer des sommes qui permettront justement de rémunérer les Conseils et les expertises à venir.
Qu’aimez-vous le plus dans votre métier ? Et le moins ?
Ce que j’aime le plus, c’est l’aspect analytique, autant des faits que des personnes. C’est une très grande stimulation intellectuelle. Également le fait d’avoir le sentiment d’un service rendu. Autre chose que j’aime bien c’est aussi l’honneur que j’en retire au sens que j’imagine, mais c’est peut être une illusion, que lorsque l’on fait appel à moi c’est que l’on m’accorde un certain crédit.
La chose que j’aime le moins, c’est l’animosité que je peux ressentir de la part de certains Conseils, de la défense, et en particulier devant la Cour d’assises, où on se fait régulièrement « flinguer » et le mot n’est pas trop fort, jusqu’à parfois être remis en cause dans ses propres compétences. C’est normal, chacun fait son travail, la défense est là pour défendre. J’entends que l’on puisse malmener des conclusions mais de grâce, qu’on ne malmène pas l’expert. On peut contester son analyse parce que c’est parfois le cas, sans dire qu’il est propre à rien, c’est très désagréable. J’entends que chacun fasse son travail et qu’il est avéré que la défense est parfois d’autant plus efficace qu’elle est offensive mais en tant qu’experts, nous ne sommes pas là pour ça. Je ne fais pas ça pour l’argent, même si cela m’en rapporte, je pourrais faire autre chose. Me faire rentrer dans le chou trois, quatre, cinq, ou six ans après une expertise est assez déplaisant, même si j’entends que chacun fasse comme il le pense. Ce que j’avance la plupart du temps et c’est vrai, c’est que l’expert n’est pas là pour dire une vérité, il n’est même pas là pour dire sa vérité, il est là pour donner une analyse qui, certes est conclusive, mais pas nécessairement fermée. Il y a débat et c’est là où interviennent les Conseils, autant du plaignant que de la défense. Est-ce que l’expert doit y être complètement immergé ? Je n’en suis pas convaincu. L’expert est quelqu’un d’extérieur, il n’est pas dans le registre du jugement, il n’est pas là dans une fonction d’instruction, en tant que juge et partie, il n’est pas « à charge et à décharge ». Il donne un avis, on le suit ou on ne le suit pas. Qu’on le suive parce que les conclusions sont sévères et que ça plait au Procureur Général ou qu’on ne les suive pas parce que ça ne plaît pas à la défense, ce n’est pas son affaire. L’expert a rempli un rôle, qui est un rôle extérieur, purement technique et sujet à caution, caution au sens d’ouverture d’un débat dont je viens de parler. La chose qui me plaît un petit peu moins aussi, c’est de m’apercevoir aussi que les relations de cordialité, je ne vais pas au-delà, que l’on peut entretenir avec certains magistrats en tant qu’expert, sont très fragiles. J’entends par là que quand un magistrat est muté, et c’est fréquent, il n’y a souvent ni merci ni au revoir. On ne peut pas dans un métier comme le mien, où l’on est sollicité fréquemment, où il y a une dimension émotionnelle forte, faire abstraction d’un désir de partage, partage du même intérêt pour la chose publique, pour l’intérêt des parties, dans le respect de chacune. Quand vous avez travaillé pendant des années avec un magistrat et que vous apprenez de manière impromptue qu’il est parti sans même vous dire au revoir, c’est un peu douloureux. Mais je n’ai pas de sentiment abandonnique pour autant !
Pour répondre à votre question, je ne mets pas la surcharge de travail et le manque d’expert parmi les choses que j’aime le moins dans mon métier car je suis tout à fait prêt à travailler tout le temps, ça ne me dérange pas de travailler sans arrêt. C’est ma vie, j’ai été élevé comme ça, j’ai toujours beaucoup travaillé, et ça ne me dérange pas de continuer. Ce que j’aimerais, c’est une relation un peu plus policée avec certains avocats et magistrats mais ça s’arrête là.
Vous parlez des relations avec les avocats et les magistrats mais comment se passe votre relation avec les jurés, que vous voyez peu de temps ? Sont-ils réceptifs ? Quel lien s’établit avec eux devant la Cour d’assises ?
Je crois sincèrement que les jurés sont « trop » réceptifs à ce que dit l’expert. Il faut reconnaître que ce ne sont pas des professionnels, sans expérience antérieure. Etre béotien amène à une certaine recherche d’étayage : je sais qu’au-delà du moment où ils m’ont entendu, tout un travail de réflexion est généré par les magistrats et ce en dehors même de la séance. Ces jurés sont donc capables de se forger une opinion qui leur soit propre et ne soit pas complètement influencée par les experts, quels qu’ils soient, qu’ils soient à charge ou à décharge. Je pense que les magistrats sont attentifs, d’une manière générale, à ce que les jurés soient informés mais pas convaincus par un expert qui lui-même ne se veut qu’informatif et non convainquant. Un expert apporte de l’information et même s’il a une opinion, elle ne se veut pas substitutive à celle du juré, c’est le travail des magistrats de le leur rappeler. Mais c’est aussi toute la fragilité du jugement en Cour d’assises. Sans porter de jugement de valeur là-dessus, on sait très bien que le parquet est parfois plus enclin à correctionnaliser par crainte de la suggestibilité des jurés. Ce n’est pas un procès d’intention que je leur fais, pas du tout, je n’ai pas cette malveillance-là. Mais simplement on fait le constat que beaucoup d’affaires sont correctionnalisées afin qu’elles soient jugées par des professionnels, qui sachent faire la part des choses. En Cour d’assises, nous avons été les témoins de décisions que l’on pourrait qualifier d’étonnantes, et c’est un euphémisme. Par exemple, dans une affaire récente de tentative d’homicide, le mis en cause avait déjà tué deux de ses femmes et a tenté d’étrangler la troisième, il a pris 20 ans ferme, pour cette tentative. 20 ans ! Comment ne pas imaginer que les jurés ne se soient pas référés à ses antécédents alors que ces derniers n’auraient pas dû intervenir (sauf en termes d’évaluation de la dangerosité criminologique). Mais la justice est-elle là pour condamner de manière anticipative pour protéger la société ? La justice, me semble-t-il, est faite pour condamner en fonction des faits et non en fonction de la crainte qu’elle a de voir libérer la personne. S’il y a crainte de la voir libérée de manière sèche, on peut mettre en place des contrôles, des obligations… Mais la prison ne me semble pas être un vecteur éthique de prévention de la récidive. Mais ça c’est mon opinion. Pour autant, en assises, la société fonctionne souvent par crainte. C’est d’ailleurs tout le problème de la Cour d’assises par rapport aux jugements correctionnels.
Vous dit-on souvent que vous trouvez des excuses aux mis en cause ? Constatez-vous cette vision dégradée de votre fonction dans la société civile ?
Non pas tellement. D’une part parce que j’en parle peu autour de moi, notamment parce qu’il y a le secret de l’expertise. Également parce que l’expert n’est pas là pour trouver des excuses mais des facteurs de minoration du contrôle des actes et de la perception de la gravité des faits. D’ailleurs, dans un cas qui a fait l’actualité récemment, où un homme dont l’abolition du discernement avait été retenue a de nouveau tué quelqu’un, il y avait trois experts psychiatres qui avaient conclu à l’abolition, trois, sans compter les psychologues éventuels. A partir du moment où tout le monde est d’accord, c’est à la justice de juger, l’expert n’est pas responsable de la décision de justice. L’expert donne un avis, qui est censé être éclairant, sur le plan technique, au sens médical du mot. Après, le rendu de justice appartient à la justice et n’appartient pas à l’expert.
Avez-vous eu de belles surprises ? Et des désillusions ?
J’ai eu de belles satisfactions. La première a par exemple été d’expertiser en post mortem un policier qui avait été victime de harcèlement de sa hiérarchie et qui s’était suicidé. Les psychologues et psychiatres de la police avaient conclu à un geste d’une telle impulsivité qu’il pouvait relever d’une bipolarité (cas maniaque ou dépressif sévère) mais dans un cadre de psychoses et de troubles de l’humeur, mon expertise a permis, sans que ce soit déterminant, que le Conseil puisse faire reconnaitre pour la première fois un suicide comme un accident de travail dans la police. Jusqu’alors, il n’y avait eu aucune reconnaissance d’accident de travail de type suicidaire du fait de harcèlement professionnel dans la police. Ça a été pour moi une grande joie que de permettre de concourir, je crois, à ce qu’il y ait une juste appréciation des faits.
S’agissant des déceptions, je n’ai pas de déceptions particulières. Les affaires que j’ai à expertiser ne sont pas des affaires personnelles et on n’en fait pas un cas personnel non plus. J’ai appris avec l’expérience la modestie de mon travail : on m’entend ou on ne m’entend pas. Si on m’entend, j’en suis heureux car j’estime avoir tenté de bien faire les choses, si on ne m’entend pas, c’est que j’avais peut-être tort. Je n’ai donc pas de désillusions particulières. Certes, en assises particulièrement, j’ai eu quelques surprises, par exemple en voyant acquitter des violeurs en réunion au titre de leur immaturité psychoaffective. Mais bon, je ne suis pas là pour juger, ni là pour en faire une affaire personnelle. Je suis un technicien extérieur. Ce n’est pas toujours facile mais il faut se le rappeler pour ne pas être frustré.
Pour finir, que pensez-vous de la place laissée à la psychiatrie dans le droit pénal français ?
Je trouve que la place est moins grande en France que dans beaucoup d’autres pays. Quand vous regardez par exemple la Suisse, quand vous avez la reconnaissance de l’abolition de la responsabilité pénale d’un meurtrier, la personne est hospitalisée de manière contrainte en psychiatrie à vie sauf si trois experts se mettent d’accord pour établir qu’il n’y a plus de dangerosité psychiatrique. Nous n’en sommes pas là en France et c’est tant mieux, il me semble que c’est à la justice de prendre ses décisions. L’expert émet un avis mais c’est à la justice de prendre la décision. Le problème dans l’expertise, comme le disait Hippocrate, ce n’est pas tellement le diagnostic (là-dessus, les experts sont d’accord, au moins à peu près). Le problème c’est le pronostic : est-ce que la personne est accessible à des soins, quelle est sa dangerosité actuelle et à venir, mais ça reste du registre de l’hypothèse. L’expert n’est pas là pour gérer l’hypothétique, même s’il peut donner un avis, c’est à la justice et à la société de manière plus générale, de prendre leurs responsabilités. Le rôle de l’expert est important mais il ne me semble pas devoir être déterminant.
[1] Mais depuis une réforme récente, cette procédure est passée dans le domaine du tribunal administratif et ils n’ont plus besoin d’experts. Ils doivent sans doute désigner des experts extérieurs à chaque fois tandis que c’était différent lorsque c’était dans le tribunal judiciaire avec une géographie différente de ce qui est le cas actuellement (qui couvrait par exemple la Vendée). Aujourd’hui, le tribunal administratif n’a plus de juge assesseur.
Nous remercions notre aimable contact d’avoir pris le temps de nous faire part de son expérience en tant qu'expert psychiatre près la cour d'appel de Poitiers
Propos recueillis par Adélie JEANSON-SOUCHON
Cette interview a été publiée pour la première fois dans la revue n°10, en août 2021
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