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Photo du rédacteurLes Pénalistes en Herbe

L’affaire Sarah Halimi : quand le cannabis rend irresponsable (pénalement)

Dernière mise à jour : 8 déc. 2023



Dans ce deuxième article qui fait suite à celui de la semaine dernière sur l’irresponsabilité pénale en cas de prise de substances toxiques, il conviendra de revenir sur une décision de la chambre de l’instruction de Paris du 19 décembre 2019, qui a donné lieu à de nombreuses critiques, notamment dans l’opinion publique.


En l’espèce, le 5 janvier 2017, Kobili Traoré, alors sous l’emprise du cannabis, a « défenestré » Sarah Halimi « du troisième étage, dans la nuit noire, à 4 heures du matin », après l’avoir « massacrée à coups de poings et de pieds ».

Kobili Traoré a commis son crime au cours d’une Bouffée Délirante Aigüe (BDA). Le jour du crime, il ne reconnait pas la victime et il est pris d’une bouffée de haine. Il voit en face de lui le « démon » et c’est lui qu’il pense tuer : « j’ai tué le Sheïtan ». Sarah Halimi n’est plus une humaine, pour lui, c’est « une Torah et un Chandelier ». Juste après, il la défenestre.

La cour d’appel de Paris, confirmant une première décision rendue en juillet 2019, a déclaré que Kobili Traoré était pénalement irresponsable, en ce que son discernement avait été aboli au moment des faits, au sens de l’article 122-1 du code pénal.


Les experts et le désaccord sur l’appréciation du discernement.

Devant la chambre de l’instruction, la question posée aux experts était la suivante : le discernement de Kobili Traoré était-il aboli au moment des faits ? Cette certitude de l’abolition du discernement chez Kobili Traoré n’allait pas de soi car les experts convoqués n’étaient pas unanimes sur la question. Finalement, il a été déclaré pénalement irresponsable


L’adage « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude », qui vise à responsabiliser chacun face à ses propres fautes, a été bousculé par l’affaire Sarah Halimi

"Le problème, c’est que la BDA ne survient pas dans n’importe quel contexte. Elle est la conséquence d’une consommation très élevée de drogue."

Une bouffée délirante à laquelle Kobili Traoré ne pouvait pas s’attendre…

Le motif invoqué par la cour d’appel était le suivant : "Aucun élément du dossier n'indique que la consommation de cannabis par l'intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle bouffée délirante. Il n'existe donc pas de doute sur l'existence chez Kobili Traoré, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ».


Dans les motifs de la cour d’appel, il est mentionné que l’auteur n’avait pas conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle bouffée délirante... Autrement dit, pour les juges, il ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce que sa consommation de cannabis provoque une BDA. En effet, selon Merryl Hervieu[1] le critère résiderait dans la conscience des effets connus ou prévisible d’une telle consommation et non dans la volonté délibérée de consommer une telle substance.

"Fallait-il prendre en compte le comportement antérieur fautif de Kobili Traoré pour le rendre responsable ?"

Sur la faute antérieure.

Un tel motif est véritablement surprenant eu égard au comportement de l’intéressé. En effet, le problème, c’est que la BDA ne survient pas dans n’importe quel contexte. Elle est la conséquence d’une consommation très élevée de drogue. Or, l’auteur du crime consommait du cannabis depuis ses 15 ans, tous les jours. Il faut aussi noter que 2 ans avant le crime, il avait décidé de consommer une concentration supérieure de drogue en changeant de fournisseur, pour « plus planer ». Alors fallait-il prendre en compte le comportement antérieur fautif de Kobili Traoré pour le rendre responsable ?

Lors de l’instruction, le premier expert (Dr Zagury) estimait que la prise volontaire de toxiques, qui plus est depuis de nombreuses années, rendait Kobili Traoré partiellement responsable de ses actes. Cela lui permettait de conclure pour une altération du discernement.


Une telle argumentation pose la question du moment d’appréciation de la responsabilité. Ce que disait en substance le Dr Zagury, c’est qu’il fallait prendre en compte l’attitude de Kobili Traoré avant l’infraction afin de le rendre pénalement responsable. Moralement, une telle position était compréhensible. En effet, ne pas prendre en compte cette attitude volontaire et fautive de Kobili Traoré apparaissait injuste en ce qu’il aurait pu s’attendre à ce que son comportement, par essence dangereux, ait un jour une conséquence grave. Le rendre responsable aurait conduit à le mettre face aux conséquences de son comportement conscient antérieur.


Cependant, juridiquement, un tel raisonnement était plus difficile à tenir. En effet, par principe, la culpabilité et l’imputabilité s’apprécient in situ (au moment de l’action) et non in causa (dans sa cause) comme le rappelle X. Pin[2]. Or, au moment de l’action, il était certain que le discernement de Kobili Traoré était aboli. Sa faute « consciente» antérieure ne lui avait pas permis d’être conscient au moment de l’infraction.

C’est ainsi que les deux collèges d’experts qui ont succédé au Dr Zagury ont conclu que cette "bouffée délirante caractérisée d'origine exogène, dans la mesure où le sujet n'est pas maître d'en contrôler le contenu, relève plutôt de l'abolition du discernement".


Finalement, puisque l’avis des experts ne lie pas les juges et que c’est à ces derniers d’apprécier le discernement, la cour d’appel de Paris a préféré conclure, malgré l’absence de consensus, à l’abolition du discernement de Kobili Traoré.

"Par exception et pour tempérer l’immoralité de la conséquence d’une telle appréciation, l’acte ne devrait plus être apprécié dans son temps mais dans sa cause. " (Yves MAYAUD)

Une décision critiquable.

Si l’on comprend le fait que juridiquement, l’imputation de l’infraction soit appréciée in situ, une telle décision a de quoi heurter la morale en ce qu’elle a pour conséquence de ne pas mettre l’individu face à ses responsabilités et de le considérer comme victime de sa propre faute. L’adage « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude » perd alors tout son sens. Comme le souligne Yves MAYAUD, le principe est certes l’appréciation in situ, mais par exception et pour tempérer l’immoralité de la conséquence d’une telle appréciation, l’acte ne devrait plus être apprécié dans son temps mais dans sa cause. Dès lors, l’acte ayant été libre dans sa cause, la « faute antérieure » de son auteur devrait permettre de conclure à sa responsabilité. Certes, dans cette affaire, les juges ont considéré que Kobili Traoré ne pouvait pas avoir conscience que sa consommation le pousserait à faire une BDA, mais il aurait été possible de considérer que sa faute antérieure le rendait responsable des conséquences de celle-ci.


De plus, les juges étaient libres de choisir, dans le doute et l’absence de consensus des experts, de ne pas conclure à l’abolition du discernement et de renvoyer Kobili Traoré devant une cour d’assises avec un jury populaire, surtout lorsque l’on sait que la jurisprudence est généralement réticente à voir dans la prise volontaire de médicaments, d’alcool ou de stupéfiants, une cause d’irresponsabilité pénale.

Il en résulte que la portée dissuasive d’une telle décision apparait discutable. Faut-il en conclure que les personnes ayant un comportement dangereux consistant à absorber régulièrement et intensément des substances qui altèrent, par essence, le discernement, seront systématiquement déclarées pénalement irresponsables si elles subissent les effets « imprévus » de leur consommation ?


Enfin, les juges ont conclu à un acte « antisémite ». Néanmoins, il apparait contradictoire de considérer qu’une personne a été consciemment antisémite, alors qu’elle n’a même pas été consciente de ses actes…


Après toutes ces considérations, il est compréhensible que l’affaire ait fait réagir la société. Une manifestante disait à ce sujet « on ne peut pas tuer et être impuni sous prétexte qu'on a une bouffée délirante parce qu'on a fumé trois joints ».


C’est en considérant la portée morale d’une telle décision que l’avocat de la partie civile demandait aux juges : « voulez-vous d’une jurisprudence Sarah Halimi ? ». Cependant, selon certains, il ne s’agit pas d’une jurisprudence en ce que la décision aurait pu être inverse au regard des expertises, et qu’il ne s’agirait que d’un cas d’espèce…


La réaction bienvenue du législateur.

Depuis, un pourvoi a été formé et il est probable que la Cour de Cassation le rejette, tout simplement parce que la question du discernement de Kobili Traoré relevait de l’appréciation souveraine des juges du fond.

En attendant, le législateur n’est pas resté sans réagir. Ainsi, le 8 janvier 2020, la sénatrice Nathalie Goulet a déposé une proposition de loi afin de modifier l’article 122-1 du code pénal pour que ses dispositions ne s’appliquent pas « lorsque l’état de l’auteur résulte de ses propres agissements ou procède lui-même d’une infraction antérieure ou concomitante ».


Une telle modification permettrait de lier le droit et la morale afin d’éviter certaines dérives et de mettre enfin les individus face aux conséquences de leur comportement.



Gladys KONATE

 

[1] Merryl Hervieu dans son article « Les drogués font chanvre à part » publié dans Dalloz

[2] X.Pin, dans son ouvrage Droit pénal général, Dalloz, 11e éd. 2020



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1 Comment


Article très intéressant et objectif sur l'affaire S. Halimi

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