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Prise de substances toxiques : jusqu’à quel point est-on responsable ?

Dernière mise à jour : 8 déc. 2023




Le 19 décembre 2019, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a déclaré que Kobili Traoré ne serait pas jugé pour avoir défenestré, en avril 2017, Sarah Halimi. En effet, les juges l’ont déclaré pénalement irresponsable pour cause de trouble mental car il souffrait au moment des faits d’une bouffée délirante aiguë liée à une absorption en grande quantité de cannabis. Cette décision qui a pu surprendre, sera l’occasion de revenir en deux articles sur la notion d’irresponsabilité pénale en cas de consommation de cannabis. Dans un premier article, nous reviendrons sur la notion théorique de l’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental (I) et sur le cas plus spécifique de l’irresponsabilité pénale en cas d’absorption de substances toxiques (II) avant d’étudier dans un deuxième article les raisons pour lesquelles la décision d’espèce peut paraitre surprenante.


I) Le trouble psychique ayant altéré ou aboli le discernement ou le contrôle des actes

"Avec cette notion de trouble psychique ou neuropsychique, l’idée est de prendre en compte le fait que celui qui a agi n’avait pas conscience de mal faire et n’avait donc pas pu commettre de faute. L’intention criminelle, caractérisant l’élément moral de l’infraction, est donc amoindrie ou inexistante. "

Parmi les causes d’atténuation de la responsabilité pénale et d’irresponsabilité, on trouve les faits justificatifs (qui profitent aussi aux coauteurs ou complices de l’infraction) et les causes de non imputabilité[1] (qui sont strictement personnelles). Ces dernières sont constituées par la contrainte, l’erreur de droit, la minorité, et le trouble psychique ou neuropsychique auquel nous allons nous intéresser.

Avec cette notion de trouble psychique ou neuropsychique, l’idée est de prendre en compte le fait que celui qui a agi n’avait pas conscience de mal faire et n’avait donc pas pu commettre de faute. L’intention criminelle, caractérisant l’élément moral de l’infraction, est donc amoindrie ou inexistante.


Tout d’abord, il convient de définir les troubles en question. Au terme de « démence » choisi en 1810, le nouveau Code pénal de 1994 a préféré le terme de « troubles psychiques ou neuropsychiques » afin d’englober les nombreux troubles aujourd’hui identifiés par la médecine. Selon Jean PRADEL dans son manuel de droit pénal général, ce trouble peut consister en une maladie de l’intelligence, soit congénitale (crétinisme, idiotie, imbécilité), soit acquise par l’effet d’une maladie (paralysie générale, démence précoce). Il peut consister aussi en une « psychose », c’est-à-dire un mal entrainant un dérèglement général de l’être psychique et perturbant les facultés de raisonnement (paranoïa ou schizophrénie par exemple)

"Une telle déclaration d’irresponsabilité pénale ou d’atténuation de la responsabilité a toujours des conséquences pour les suites pénales"

Pour pouvoir invoquer le trouble psychique ou neuropsychique, deux conditions doivent être réunies : il y a une exigence temporelle et une exigence causale. Concernant l’exigence temporelle, elle signifie que le trouble mental devra être apprécié au moment des faits[2] (cela pose parfois difficulté pour les maladies aux effets intermittents). Ensuite sur l’exigence causale, le trouble mental doit avoir un lien avec l’infraction. Il n’y a pas de troubles en eux-mêmes générateurs d’irresponsabilité : l’autorité judiciaire doit se prononcer sur la relation avec les faits commis. Pour apprécier ces deux conditions, qui sont des questions de fait laissées à l’appréciation souveraine des juges de l’instruction et du fond, les magistrats ont le plus souvent recours à des expertises, d’ailleurs obligatoires en matière criminelle. Même si en théorie l’expertise ne lie pas le juge, elle est le plus souvent déterminante[3].


Une telle déclaration d’irresponsabilité pénale ou d’atténuation de la responsabilité a toujours des conséquences pour les suites pénales :

  • Lorsque la personne poursuivie est déclarée pénalement irresponsable[4], elle dispose depuis la loi du 25 février 2008, d’un statut particulier puisqu’elle n’est ni condamnée, ni relaxée ou acquittée. Cette loi a instauré la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental pour rechercher un juste équilibre entre l’impossibilité de condamner à une peine une personne dont le discernement était aboli au moment des faits et la nécessité pour les victimes que les faits puissent être reconnus. C’est ainsi que désormais le juge d’instruction (article 706-120 du Code de procédure pénale) ou la chambre de l’instruction (article 706-125 CPP) peuvent rendre une ordonnance ou un arrêt d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental par lequel ils précisent qu’il existe des charges suffisantes établissant que l'intéressé a commis les faits qui lui sont reprochés. Concernant la chambre de l’instruction, sa décision est rendue en audience publique et contradictoire au cours de laquelle interviennent experts, témoins, et partie civile. Devant les juridictions de jugement, le tribunal correctionnel (article 706-129 CPP) et la cour d’assises (article 133 CPP) peuvent rendre après un débat public et contradictoire, des jugements ou arrêts d’irresponsabilité pénale pour trouble mental.

  • En cas de déclaration d’altération du discernement de la personne poursuivie, l’article 122-1 du Code pénal prévoit depuis la loi Taubira du 15 août 2014 que « si est encourue une peine privative de liberté, celle-ci est réduite du tiers ou, en cas de crime puni de la réclusion criminelle ou de la détention criminelle à perpétuité, est ramenée à trente ans. La juridiction peut toutefois, par une décision spécialement motivée en matière correctionnelle, décider de ne pas appliquer cette diminution de peine »[5]. On remarque toutefois que ces diminutions de peine concernent les peines maximales, les juges pouvant toujours décider d’une peine inférieure.


Hors du champ purement judiciaire, les juges peuvent ordonner des mesures visant à protéger la société. Depuis la loi du 25 février 2008, les articles 706-135 et suivants du Code de procédure pénale prévoient que le juge peut ordonner plusieurs mesures de sûreté[6]. Ces articles ont été bien reçus car ils permettent de prouver à l’opinion publique qu’en prononçant une décision d’irresponsabilité pénale, la justice ne se désintéresse pas pour autant de l’affaire et de la dangerosité potentielle de l’auteur des faits.


Sur le plan civil, il convient de rappeler que l’article 414-3 du Code civil prévoit que « Celui qui a causé un dommage à autrui alors qu'il était sous l'empire d'un trouble mental n'en est pas moins obligé à réparation. ». Ainsi, la responsabilité civile (l’indemnisation des victimes) subsiste en cas de trouble mental.


II) Le cas de l’irresponsabilité ou de l’atténuation de la responsabilité en cas d’absorption de substances toxiques


Si l’existence d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli le discernement ou le contrôle des actes entraine l’irresponsabilité pénale, on peut se demander s’il en est de même pour des états voisins d’un tel trouble. Il s’agit des maladies de la volonté, de la question du somnambulisme, de l’état d’hypnose et enfin de la question de la consommation de substances toxiques qui sera seule étudiée ici. Il s’agira d’étudier l’ivresse au sens large qui regroupe les conséquences de la prise d’alcool, de stupéfiants et de médicaments.

Plusieurs situations doivent être distinguées :

  • Lorsqu’une personne est en état chronique d’intoxication, lors d’une crise de delirium tremens[7] par exemple, elle doit être déclarée irresponsable

  • Lorsqu’une personne consomme pour se donner le courage de commettre une infraction, elle demeure responsable en vertu de l’adage « actio libera in causa », selon lequel l’action est le fruit d’une cause libre et éclairée, ici la cause étant le fait pour l’agent de s’être placé volontairement dans un tel état.

  • Lorsque l’intoxication est forcée par une personne extérieure, la contrainte devra être retenue ainsi que l’irresponsabilité pénale

  • Une situation pose davantage problème : celle où une personne s’intoxique volontairement sans envisager particulièrement de commettre une infraction. Pour étudier cette difficulté non clairement tranchée par la loi, nous examinerons successivement la doctrine, la loi et la jurisprudence.


S’agissant tout d’abord de la doctrine, les auteurs ont été nombreux à se pencher sur la question et leurs conclusions diffèrent parfois :

Pour certains auteurs libéraux, la responsabilité doit être atténuée : en raison de l’inconscience qu’elle provoque, l’ivresse effacerait l’intention criminelle et ne laisserait subsister à la charge de l’auteur qu’un délit d’imprudence, une infraction non intentionnelle.

Pour une autre partie de la doctrine s’inscrivant davantage dans un courant de défense sociale, la consommation de substance toxique laisserait subsister la responsabilité pénale, même pour les infractions intentionnelles, en recourant à la théorie du dol éventuel[8] : l’individu qui s’est enivré a dû prévoir les conséquences juridiques de son acte et doit en être responsable.

Cependant cette explication est contestable du point de vue juridique car le dol éventuel ne saurait être assimilé à l’intention criminelle. D’autres auteurs et notamment Yves Mayaud, et Olivier Décima, Stéphane Detraz, Edouard Verny ; considèrent qu’il serait préférable de considérer l’absorption de produits que l’on sait toxique par leur nature ou par leur quantité comme une faute antérieure qui empêcherait de contester ensuite l’imputabilité de l’infraction. Cependant, il serait alors possible de considérer que l’alcoolisme ou la toxicomanie, lorsqu’ils sont avérés, devraient être considérés comme de véritables troubles mentaux causant une dépendance qui serait exclusive d’une faute antérieure… sauf à retenir une faute très antérieure constituée par le fait d’être devenu dépendant.

"La jurisprudence, quant à elle, se refuse généralement à voir dans l’état d’ivresse un cas d’irresponsabilité pénale. "

De son côté, la loi semble se montrer plutôt favorable à la thèse répressive puisque l’ivresse peut constituer une infraction (exemple : ivresse publique), une circonstance aggravante pour certaines infractions ou un élément constitutif en matière de délit routier, tout comme la consommation de stupéfiants. Dans ces cas où la loi prévoit des peines plus fortes en cas de violation délibérée à une obligation de prudence en matière routière, la jurisprudence admettra souvent la responsabilité.


La jurisprudence, quant à elle, se refuse généralement à voir dans l’état d’ivresse un cas d’irresponsabilité pénale.


A titre d’exemple, dans une décision du tribunal correctionnel de Nevers, le 30 janvier 1976, le tribunal a estimé que même si le prévenu n’avait pas l’intention de commettre les infractions qui lui étaient reprochées, « il échet de considérer la responsabilité du prévenu comme entière dans la mesure où il a été volontairement l'auteur de la seule pathologie révélée par l'expertise psychiatrique, soit l'ivresse excitomotrice ».


Dans un arrêt plus récent la Cour de cassation a considéré que « L’ivresse ne constitue pas en soi une cause d’irresponsabilité pénale » (Cour de cassation, 21 juin 201). Dans un arrêt de la chambre criminelle du 13 février 2018 la Cour de cassation rejette le pourvoi contre l’arrêt de la chambre de l’instruction qui renvoie un accusé poursuivi pour tentative d’assassinat en justifiant que « la consommation importante de stupéfiants, ne doit pas s'analyser comme une cause d'abolition du discernement mais au contraire comme une circonstance aggravante ».


Enfin, dans un arrêt de la chambre criminelle du 21 mars 2012, la Cour de cassation estime que : « seuls un consensus des experts et une certitude sur une abolition du discernement au moment des faits auraient pu être de nature à conduire la chambre de l’instruction à faire application de l’article 122-1 du code pénal » et précise que « la notion de doute ne peut s’appliquer qu’à l’accomplissement des faits, non à la responsabilité pénale résultant de leur accomplissement. Tel n’étant pas le cas, il est indispensable que l’ensemble de ces éléments fasse l’objet d’un débat devant une cour d’assises, qui aura à apprécier le degré de responsabilité [du mis en cause] »

Pour Fiona Conan et Clément Bossard[9], « Cette solution est parfaitement justifiée. La recherche volontaire de l’ivresse ne peut être une cause exonératrice de responsabilité (…). Les effets d’une consommation d’alcool sont connus et prévisibles. Les effets du cannabis le sont aussi en principe ».

En conclusion, on peut dire qu’au vu des éléments de doctrine et de jurisprudence explicités ci-dessus, on peut comprendre que la décision de la chambre de l’instruction de déclarer Kobili Traoré pénalement irresponsable ait été critiquée par plusieurs auteurs. Dans un prochain article, nous étudierons plus en détail les raisons pour lesquelles cette jurisprudence a pu surprendre.



Adélie JEANSON-SOUCHON


 

[1] L’imputabilité désigne la possibilité de « mettre au compte d’une personne une faute en ce que cette personne jouit d’une volonté libre et conscience (condition d’imputabilité de la faute) » selon le vocabulaire juridique de l’association Henri Capitant

[2] Si un trouble mental est présent au moment de la poursuite, il faudra toutefois suspendre l’action publique pour ne pas priver la personne poursuivie de ses droits de la défense

[3] L’expertise psychiatrique est d’autant plus déterminante que le juge n’est pas lié par les présomptions du droit civile : le fait qu’une personne soit placée ou non sous un régime de protection importe peu.

[4] L’article 122-1 alinéa 1 du Code pénal prévoit que « N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. »

[5] Auparavant, il était simplement précisé que la juridiction devait tenir compte de l’altération du discernement lorsqu’elle déterminait la peine et en fixait le régime

[6] En effet, depuis la loi du 25 février 2008, l’article 706-135 du Code de procédure pénale prévoit que « lorsque la chambre de l'instruction ou une juridiction de jugement prononce un arrêt ou un jugement de déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, elle peut ordonner, par décision motivée, l'admission en soins psychiatriques de la personne, sous la forme d'une hospitalisation (…) s'il est établi par une expertise psychiatrique figurant au dossier de la procédure que les troubles mentaux de l'intéressé nécessitent des soins et compromettent la sûreté des personnes ou portent atteinte, de façon grave, à l'ordre public. ». L’article suivant dispose que la chambre de l’instruction ou une juridiction de jugement peuvent aussi prononcer d’autres mesures de sûreté (comme une interdiction d’entrer en relation avec certaines personnes ou d’exercer certaines activités) pour une durée maximale de 10 ans en matière correctionnelle et 20 ans lorsque les faits commis constituent un crime ou un délit puni de dix ans d'emprisonnement.

[7] Le delirium tremens est une conséquence neurologique grave du manque d’alcool chez un alcoolo-dépendant chronique, consécutif à sevrage alcoolique, c’est-à-dire de l’arrêt brutal ou de la diminution drastique d'une consommation excessive et prolongée d’alcool. Cette complication se traduit essentiellement par un état confusionnel et délirant.

[8] Le dol éventuel désigne une situation où l’agent a bien voulu commettre un acte, a envisagé le résultat comme pouvant se réaliser mais sans pour autant le vouloir. Il y a donc une volonté mais pas d’intention.

[9] « Affaire Sarah Halimi : réflexion sur la question de l’abolition du discernement applicable au trouble d’origine toxicologique », Dalloz, 10 février 2020




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