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Photo du rédacteurLes Pénalistes en Herbe

Sous couvert de l’humour peut-on aujourd’hui encore tout dire ?

Dernière mise à jour : 8 déc. 2023




Orelsan, Dieudonné, ou encore, plus récemment Alain Finkielkraut, autant de noms, symbole de cet équilibre précaire entre liberté d’expression et droit pénal.

Dans cet écrit, nous allons nous questionner sur la réception de l’humour (une des traductions de la liberté d’expression) par le droit pénal français au travers d’une décision rendue par le tribunal correctionnel de Nanterre le 05 novembre 2019.


Dans les faits de l’espèce, le patron d’un bar-tabac-presse-brasserie était poursuivi pour « provocation à la commission d’une infraction », en l’occurrence un viol et un empoisonnement. Ce dernier avait pris l’habitude d’inscrire, sur la pancarte de sa terrasse, des proverbes, des citations, des phrases du jour… Les messages, pas toujours très fins, étaient souvent diffusés sur la page Facebook de l’établissement. En janvier 2019, ce restaurateur avait posé une grande ardoise devant son établissement indiquant le message suivant : “Mon secret de séduction tient en trois lettres : Gentillesse, Humour, Bagout… si ça marche pas? Je me contente des trois premières lettres ”. Soit GHB communément appelé “drogue du violeur”. Son message sur son « secret séduction » n’a pas été apprécié, plusieurs femmes ont alors décidé de porter plainte estimant que le restaurateur faisait la promotion du GHB. Le restaurateur arguait pour sa défense « une blague de mauvais goût» et que « ces petites pancartes n’avaient pour but que de mettre un peu de bonheur et bonne humeur dans votre quotidien ».


Il convient dès lors de se poser la question suivante : l’humour peut-il faire obstacle à la responsabilité pénale ?


Après avoir envisagé l’appréhension par le droit pénal spécial l’infraction de provocation (I), sera envisagée l’exonération du simple particulier à travers l’appréciation de son comportement (II).


I) L’appréhension par le droit pénal spécial : l'infraction de provocation


Définition - Selon l’encyclopédie Larousse, l’humour serait une « forme d'esprit qui s'attache à souligner le caractère comique, ridicule, absurde ou insolite de certains aspects de la réalité ». L’humour peut être appréhendé de deux manières. D’une part, au regard du simple particulier, c’est-à-dire pratiqué par le simple individu et donc être un aspect de la personnalité. D’autre part, au regard du professionnel, en la personne d’un auteur (dessins, écrits), d’un journaliste ou d’un artiste (humoriste).

"Dès lors, c'est en raison du comportement dangereux du provocateur pour l’ordre social et les valeurs sociales, que le législateur est intervenu pour réprimer certaines provocations, même si cela n’est pas sans risque pour les libertés individuelles. "

La protection de la liberté d’expression - L’humour bénéficie d’une protection au travers de la liberté d’expression reconnue par des textes fondateurs. A titre principal, on retrouve la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 qui consacre la liberté d’opinion à son article 10, ainsi que la liberté d’expression à son article 11. Ces libertés sont également affirmées par d’autres textes au plan international[1] et européen[2].


Les limites - L’humour, s’il a généralement pour finalité de divertir, peut également avoir pour objectif de choquer, provoquer, s’affranchir des règles. Le professeur Patrick Charaudeau soutient que « [l]’humour, on le sait, est transgressif, parfois subversif »[3]. Certaines formes de discours humoristiques se plaisent d’ailleurs à frôler les limites, les frontières de l’interdit. Dès lors, son abus est encadré par le droit pénal, notamment par le biais de l’infraction de provocation à la commission d’une infraction.


Enjeux de l’incrimination - Le but du provocateur va être de pousser autrui à commettre une infraction. Le provocateur va donc avoir un rôle extrêmement important dans le processus criminogène. Dès lors, c’est en raison du comportement dangereux du provocateur pour l’ordre social et les valeurs sociales, que le législateur est intervenu pour réprimer certaines provocations, même si cela n’est pas sans risque pour les libertés individuelles. Dit autrement, c’est la notion de prévention et de risque qui ont justifié la répression d’un tel comportement.

"Dans l’infraction de provocation, le provoqué va agir sous l’influence du provocateur, toutefois ce dernier n’est pas privé de sa volonté et pourra également voir sa responsabilité pénale engagée."

L’incrimination de la provocation comme infraction autonome- La provocation n’est pas définie de manière juridique par le législateur. Cette dernière pourrait se définir comme « l’action intentionnelle par laquelle une personne, par tout moyen légalement admis, entend influencer la raison d’autrui en vue d’y établir les conditions les plus favorables à la commission d’un agissement attentatoire à une valeur protégée ». Il ne faut toutefois pas confondre la provocation et la contrainte morale. En effet, à la différence de la contrainte morale, dans l’infraction de provocation, le provoqué va agir sous l’influence du provocateur, toutefois ce dernier n’est pas privé de sa volonté et pourra également voir sa responsabilité pénale engagée.


La provocation est envisagée par le code pénal - soit en tant que procédé, c’est-à-dire comme mode de complicité (article 121-7), - soit en tant que résultat. En effet, le législateur est petit à petit intervenu pour ériger également la provocation comme infraction autonome, permettant de poursuivre le provocateur non plus comme complice, mais bien comme auteur principal. La volonté du législateur de réprimer le plus grand nombre de faits de provocation possible a pour conséquence première une extrême diversité des dispositions sans véritable ligne directrice. Il semble toutefois que se dégagent deux grandes catégories de provocations autonomes : les provocations personnalisées c’est-à-dire qui s’adressent à une personne déterminée et les provocations impersonnelles au sens où elles sont commises publiquement.


II) L'exonération du simple particulier par l'appréciation de son comportement


Provocation et appréciation du comportement - Les délits de l’article 24, alinéas 7 et 8, de la loi du 29 juillet 1881 sont intentionnels[4]. Il doit dont être établi que les propos ont été tenus afin d’établir une discrimination, une haine ou une violence à l’encontre de l’un des groupes visés par la loi. Par conséquent, l’élément intentionnel fera défaut lorsque sera établie une distance entre les propos allégués et son auteur. C’est notamment ce critère qui a été dégagé par la jurisprudence concernant les humoristes professionnels, tel la Cour d’appel de Versailles pour relaxer le chanteur Orelsan[5].


Trait de personnalité et provocation - Si, concernant les humoristes, on entend aisément appliquer le critère de distanciation pour apprécier l’intention de l’auteur des propos au regard notamment de sa qualité de professionnel et de la finalité des propos consistants à faire rire ou à dénoncer un fait, un tel raisonnement semble plus difficilement applicable pour le simple particulier comme dans les faits de l’espèce. En effet, à la lecture de la solution des juges du fond, c’est au regard de la personnalité de son auteur, au regard des traits de caractère du restaurateur et de l’habitude qu’il avait de dire ou d’écrire sur ses pancartes des phrases « humoristiques », que l’intention n’a pas été retenue.


Une solution à double tranchant - Cette solution peut paraitre dans un premier temps louable au regard des faits de l’espèce. En effet, s’il convient de souligner qu’il s’agissait sans aucun doute d’un humour déplacé pouvant interpeller, blesser, choquer les passants (notamment lorsque l’on songe au fléau qu’est le GHB ainsi qu’aux 95 000 femmes victimes de viol ou de tentatives de viol en France chaque année[6]), cette affaire n’est semble t- il en réalité, qu’une conséquence du climat social actuel extrêmement sensible au sujet de la répression des violences faites aux femmes et au sujet la protection du consentement sexuel


Il n’en demeure pas moins qu’elle reste pour le moins critiquable au regard de la sécurité juridique. En effet, rien n’est plus subjectif que de prendre en compte la seule personnalité de son auteur pour caractériser ou pas l’élément intentionnel, une solution pouvant être divergente d’un juge à un autre, ou d’un contexte social à l’autre… Il semble dès alors que la caractérisation de l’élément intentionnel met en lumière, en l’espèce, l’un des nombreux risques des infractions de provocation.



Marie BORGNA


 

[1] Article 19 de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme du 10 décembre 1948 : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit ».

[2] La Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales du 4 novembre 1950 déclare à son article 10 que « Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations ».

[3] Patrick Charaudeau, Humour et engagement politique, la dictature c’est ferme ta gueule la démocratie c’est cause toujours, Limoges, Lambert-Lucas, 2015, p.7.

[4] « Seront punis de cinq ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d’amende (…) Ceux qui, par l'un des moyens énoncés à l'article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ou de l'une de ces deux peines seulement.

Seront punis des peines prévues à l'alinéa précédent ceux qui, par ces mêmes moyens, auront provoqué à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ou auront provoqué, à l'égard des mêmes personnes, aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du code pénal ».

[5] Cour d'appel de Versailles, 18 février 2016, n°15/02687




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