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Un recueil qualitatif de la parole des enfants victimes



« Cette parole si vulnérable [de l’enfant] ne saurait retomber dans les limites de l’indifférence, au vu et au prétexte de la conclusion de l’affaire Outreau. Mais la parole de l’enfant n’a pas pour autant vocation à une systématique et inconditionnelle sacralisation. Elle se doit d’être recueillie puis expertisée avec les précautions et le professionnalisme qu’exige sa spécificité » (rapport du groupe de travail chargé de tirer les enseignements du traitement judiciaire de l’affaire dite « d’Outreau »)[1].


Le recueil de la parole des victimes, une opération délicate. Le recueil de la parole des victimes doit se faire avec précaution. Il ne faut pas mettre psychiquement la victime en danger tout en s’assurant de la qualité de son témoignage car la suite de la procédure peut en dépendre directement. Lorsque la victime est un enfant, ces enjeux se posent avec d’autant plus d’acuité.


Ainsi, il convient d’analyser dans un premier temps les enjeux et spécificité de l’audition d’enfant (I) avant d’évoquer brièvement l’affaire d’Outreau, qui a profondément modifié l’appréhension de la parole de l’enfant (II) et de terminer par par quelques mots sur la procédure spécifique d’audition des mineurs : la procédure « Mélanie » (III).

I) L’audition de l’enfant : enjeux et spécificités

Des infractions prenant place au sein du huis clos familial. Sous réserve d’infractions spécifiques[2], les mineurs sont surtout victimes d’atteintes aux personnes qu’elles soient physiques, morales, ou sexuelles. Ce sont des infractions qui se déroulent en grande majorité au sein du huis clos familial (même s’il est difficile de donner un chiffre précis, notamment justement parce que ces infractions ne sont pas toujours révélées au autorités). Aussi, les témoins sont rares, et les preuves ne tiennent souvent qu’à l’examen médical du mineur. Cependant, celui-ci ne permet pas toujours de faire la lumière sur les violences dont il aurait été victime. L’audition du mineur est alors primordiale.


Parole contre parole : l’importance des déclarations du mineur. En effet, dans les affaires de violences intrafamiliales, c’est souvent « parole contre parole ».

Il est donc essentiel que l’audition du mineur soit réalisée dans des conditions de nature à garantir sa qualité.

Elle pourra être prolongée le cas échéant par une expertise psychologique (et éventuellement psychiatrique) qui aura pour mission d’analyser les répercussions des faits dénoncés sur le mineur et la cohérence de son discours. Dans certains contextes, les psychologues seront particulièrement vigilants sur la question d’une éventuelle instrumentalisation de l’enfant (par exemple lorsque des violences parentales sont dénoncées par l’autre parent au moment d’une procédure de divorce, il convient de s’assurer que l’enfant n’est pas utilisé comme arme dans le divorce des parents ainsi que c’est parfois le cas).


La prudence, voire la méfiance ou la défiance vis-à-vis de la parole de l’enfant a surtout pris de l’envergure avec l’affaire dite « d’Outreau ».

II) L’affaire d’Outreau[3] : une parole de l’enfant reçue avec davantage de précaution

Résumé de l’affaire. Le journal Le Monde résume ainsi le dossier sensible dit de « l’affaire d’Outreau »[4] : suite aux révélations de quatre enfants placés sous assistance éducative à leur assistante maternelle, une enquête est ouverte et plusieurs dizaines de suspects sont placés en garde à vue. La mère des enfants reconnaît certains faits et accuse plusieurs dizaines de personnes, notamment des voisins. Le contexte de l’affaire Dutroux fait craindre un réseau pédocriminel. Dès lors, l’affaire prend une importance médiatique très importante.

Décisions judiciaires. Devant la cour d’assises de Saint Omer en 2004, 17 personnes sont accusées dont 10 sont condamnées. 6 personnes interjettent appel. Devant la cour d’assises d’appel de Paris en décembre 2008, les personnes ayant interjeté appel sont acquittées.


Retentissements de l’affaire. Cette affaire a eu un retentissement très important, non seulement sur le plan médiatique mais aussi juridique. En effet le « fiasco d’Outreau » comme il est parfois appelé a conduit à une réflexion de fond sur les raisons de ce « désastre judiciaire sans précédent »[5]. Des rapports officiels sont publiés à commencer par un rapport du groupe de travail chargé de tirer les enseignements du traitement judiciaire de l’affaire dite « d’Outreau », qui met en évidence 6 problématiques :

« 1) Le recueil et l'expertise de la parole de l'enfant

2) L'apport de la procédure d'information judiciaire

3) Le contrôle de la détention provisoire

4) La prise en charge du mineur victime

5) Le déroulement du procès d'assises

6) Les relations avec les médias »[6].


Mensonge de l’enfant ou défaillance des adultes ? Certaines personnalités, comme Edouard Durand, magistrat spécialiste de la question des violences intrafamiliales et co-président de la CIIVISE, considèrent que « l’effet d’Outreau a contribué à étouffer la parole des enfants »[7] et alertent sur la remise en cause de leur parole.

Pourtant, beaucoup considèrent que l’échec de l’affaire d’Outreau ne tient pas tant au mensonge des enfants, qu’au comportement des adultes qui n’ont pas su prendre le recul nécessaire sur leurs propos, et qui ont même pu, à certains moments, induire leur parole.

Ainsi, Outreau est d’abord « l’échec des adultes »[8].

Commission d’enquête parlementaire : propositions. Dans cette même idée, la commission d’enquête parlementaire « chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite d’Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement » relève dans son rapport[9] « la parole et le traitement des enfants : un défaut de prudence et de méthode »[10]. Ce rapport formule nombre de propositions pour éviter ce type d’erreurs graves aux conséquences importantes. Parmi les pistes proposées, on trouve notamment : réformer le régime de la garde à vue, rendre obligatoire l'enregistrement audiovisuel de tous les interrogatoires réalisés pendant la garde à vue, autoriser l’accès au dossier de la procédure par l’avocat dès la garde à vue dans certains cas, limiter la détention provisoire, supprimer le juge d’instruction seul et confier l’instruction à un collège de magistrats, renforcer les droits de la défense, améliorer la qualité des expertises, mieux protéger les intérêts des enfants (notamment en cas de signalement), redéfinir les conditions du recueil des déclarations des enfants, repenser la gestion de la carrière des magistrats, responsabiliser les magistrats, responsabiliser les médias, et doter la justice de moyens dignes de sa mission.


Concrétisations juridiques. Ces préconisations seront en partie suivies et donneront lieu à différentes lois de la fin des années 2000. Ainsi, désormais, l’instruction est dans certains cas collégiale (article 52-1 du Code de procédure pénale, même si cette disposition est pour l’essentiel théorique), l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires est obligatoire en matière criminelle (articles 116-1 et 64-1 du Code de procédure pénale), les ordonnances de règlement du juge d’instruction doivent préciser les motifs pour lesquels il existe ou non des charges suffisantes (article 184 du Code de procédure pénale), la formation des magistrats à l’Ecole nationale de la magistrature est complétée, etc.


Mesures sur la redéfinition des conditions du recueil des déclarations des enfants. Concernant la proposition spécifique qui vise à redéfinir les conditions du recueil des déclarations des enfants, le rapport d’enquête parlementaire préconise entre autres d’améliorer la formation des enquêteurs ; de réserver à des unités spécialisées, exerçant en équipe, la tâche de procéder aux auditions des mineurs victimes ; d’aménager des locaux dédiés aux auditions des mineurs et de les équiper de matériels d'enregistrement audiovisuel performants et adaptés ; de procéder à l'enregistrement systématique du mineur sans solliciter son consentement ni celui de son représentant et sans dérogation possible ; de mieux former les magistrats à l'exploitation des enregistrements audiovisuels ; d’inciter les barreaux à généraliser la constitution de pôles d'avocats spécialisés dans la défense des mineurs victimes ; et de rendre obligatoire la présence d'un avocat à toute audition du mineur victime.


Concrétisations juridiques. Le constat des dysfonctionnements et les propositions formulées ont permis de renforcer la procédure préexistante de l’audition dite « Mélanie », en particulier s’agissant des aspects relatifs à la formation des enquêteurs, à la mise en place de protocoles d’audition clairs et à l’aménagement de locaux adaptés.


III) La procédure Mélanie : adaptée à la vulnérabilité accrue et à la maturité limitée de l’enfant

Procédure « Mélanie ». La procédure dite « Mélanie », du prénom de la première petite fille entendue selon ce protocole, a été introduite avant l’affaire d’Outreau, en 1998. Cette procédure a, avant tout, été mise en place pour éviter de faire revivre aux victimes leur traumatisme (phénomène dit de « seconde victimisation »)[11]. L’idée est que « si [l’audition du mineur victime] n’a pas vocation à être le début d’un processus de reconstruction ou d’une prise en charge psychologique du mineur, il convient néanmoins, au regard de la fragilité particulière des mineurs, de s’assurer que le recueil des éléments nécessaires à l’enquête ne soit pas traumatisant pour l’enfant et que cela n’entraîne pas une aggravation des difficultés qu’il rencontre suite à son agression »[12].


Enregistrement audiovisuel des auditions. La procédure Mélanie repose donc sur le principe de l’enregistrement audiovisuel obligatoire de l’enregistrement de l’audition des mineurs pour un grand nombre d’infractions, sauf dysfonctionnement technique du matériel mais cette exception reste très encadrée.

L’enregistrement pourra être visionné au cours de la procédure[13], et pourra notamment être diffusé devant la juridiction de jugement pour que l’enfant n’ait pas à témoigner de nouveau.

Formation de l’interlocuteur de l’enfant. Lorsque cela est possible, l’enfant doit toujours être entendu par une personne ayant reçu une formation spécifique à ce sujet. Des protocoles et des techniques d’audition adaptées aux mineurs peuvent ainsi être acquis par les enquêteurs. Des brigades spécialisées peuvent être mises en place, elles sont souvent appelées « brigade de protection de la famille ». De la même façon, les magistrats peuvent compléter les enseignements reçus à l’Ecole nationale de la magistrature par une formation continue sur ce sujet avec des modules sur des thèmes tels que « enfants maltraités : enjeux juridictionnels », « la construction de la personnalité », « la parole de l’enfant en justice » ou « l’entretien judiciaire : approches et méthodes »[14]. Par ailleurs, la présence d’un tiers lors de l’audition du mineur est possible sur autorisation de l’autorité judiciaire. Ce tiers, qui est le plus souvent un professionnel, mais peut aussi être un proche, doit rassurer l’enfant et ainsi améliorer le recueil de sa parole. Lorsque ce tiers est un psychologue, il peut assister à l’audition dans la pièce mais aussi derrière la glace sans tain. Cela peut lui permettre d’analyser le comportement de l’enfant, et de pouvoir réaliser plus tard une expertise psychologique de l’enfant[15].


Salles d’audition « Mélanie ». Cette procédure se déroule autant que faire se peut dans des locaux adaptés à l’audition de mineurs. L’objectif est de réussir à capter le plus d’informations possible. Cela explique que l’analyse du langage corporel de l’enfant occupe une place importante, notamment lorsque le mineur est jeune. Pour cela, il est souhaitable que l’enfant soit filmé en entier. En outre, lorsque des salles « Mélanie »sont mises en place, elles sont le plus souvent équipées de matériel de dessins et de jouets ou poupées permettant à l’enfant de s’exprimer autrement que par la parole. Cette possibilité laissée aux enfants apparaît comme particulièrement souhaitable, notamment lorsqu’en raison de leur jeune âge, ils ne disposent pas du vocabulaire ou de la compréhension nécessaire. Ils peuvent ainsi montrer directement aux enquêteurs les faits dont ils ont été victimes, grâce aux poupées et aux dessins.

Ces auditions se déroulent à hauteur d’enfants, pour tenter de les mettre le plus en confiance possible afin de recueillir leurs confidences de la manière la plus efficace et la moins traumatisante.

Il s’agit donc d’une prise en compte de l’enfant dans ses spécificités tenant non seulement à sa vulnérabilité psychique, mais aussi à sa maturité limitée. On peut donc raisonnablement penser qu’un tel cadre d’audition sécurisé pourra plus facilement délier la parole de l’enfant et recueillir ainsi, une preuve d’une meilleure qualité, avec plus de détails par exemple.


Développement des salles d’audition « Mélanie ». Le développement de l’aménagement de salles d’audition « Mélanie » doit être salué. Il permet en effet de recueillir la parole des enfants victimes dans de bonnes conditions, au plus proche de chez eux. De nombreux professionnels ont pu souligner que l’instauration de salles « Mélanie » dans les hôpitaux pouvait permettre de regrouper dans certains cas sur une demi-journée ou une journée à la fois les examens médicaux et les auditions. Toutefois, d’autres considèrent que ce lieu est inadapté car il peut être stressant pour l’enfant. Ils relèvent que l’enfant peut en réalité comprendre, même jeune, le rôle de protection des policiers et des gendarmes[16]. Malgré les efforts, certains territoires sont encore privés de cette structure essentielle. Ainsi, par exemple, début 2023, Ernestine RONAI, membre de la CIIVISE, indiquait qu’il n’y en avait pas en Seine-Saint-Denis[17] alors que ce département fait partie des dix départements les plus peuplés de France. Aussi, il semble qu’au-delà des nouvelles lois, des nouveaux dispositifs, des nouveaux protocoles, la première chose à faire soit encore une fois de donner les moyens à la justice de travailler dans les meilleures conditions, et ce dans l’intérêt des enfants entendus, mais aussi dans celui des personnes accusées.




Adélie JEANSON-SOUCHON

 

[2] Les infractions dont peuvent être victimes les mineurs sont notamment regroupées dans le paragraphe « De la mise en péril de la santé et de la moralité des mineurs » (Articles 227-15 à 227-21 du Code pénal)


[3] Pour aller plus loin : regarder la série documentaire L’affaire d’Outreau diffusée sur France 2, actuellement disponible en replay : https://www.france.tv/france-2/l-affaire-d-outreau/


[5] Jacques Chirac, alors président de la République, s’était exprimé en ces termes envers les accusés « Au nom de la justice dont je suis le garant, je tiens à vous présenter regrets et excuses devant ce qui restera comme un désastre judiciaire sans précédent » https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/outreau-justice-fiasco-pedophilie-acquittement-justice





[10] Le rapport intitule le deuxième paragraphe de sa première partie “la parole et le traitement des enfants : un défaut de prudence et de méthode”



[12] Guide relatif à la prise en charge des mineurs victimes, Ministère de la justice, Direction des affaires criminelles et des grâces, Septembre 2015, https://www.justice.gouv.fr/sites/default/files/migrations/portail/art_pix/guide_enfants_victimes.pdf page 17


[13] Article 706-52 du Code de procédure pénale : Sur décision du juge d'instruction, l'enregistrement peut être visionné ou écouté au cours de la procédure. La copie de ce dernier peut toutefois être visionnée ou écoutée par les parties, les avocats ou les experts, en présence du juge d'instruction ou d'un greffier.

[14] Guide relatif à la prise en charge des mineurs victimes, Ministère de la justice, Direction des affaires criminelles et des grâces, Septembre 2015, https://www.justice.gouv.fr/sites/default/files/migrations/portail/art_pix/guide_enfants_victimes.pdf pages 17-28


[15] Guide relatif à la prise en charge des mineurs victimes, Ministère de la justice, Direction des affaires criminelles et des grâces, Septembre 2015, https://www.justice.gouv.fr/sites/default/files/migrations/portail/art_pix/guide_enfants_victimes.pdf pages 38-39


[16] « L'audition du mineur : la forme du discours », VILAMOT Bernard, BRETON Jean-Michel, DE CONTI Joseph et al., L'information psychiatrique, 2010/10 (Volume 86), p. 859-867. URL : https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2010-10-page-859.htm






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